Cet article est extrait du 1er numéro de mon webzine Cardamome & Curcuma. L’explosion des pratiques d’appropriation culturelle dans le domaine culinaire – en particulier à l’ère des réseaux sociaux – et l’absence de critique à ce propos dans quelconque média m’a donné envie de mettre cet article en libre accès. J’espère que sa lecture et sa diffusion contribueront à l’émergence de remises en question par toutes les personnes concernées – influenceureuses, restaurateurices et consommateurices – et à la valorisation du travail des personnes issues de cultures minorisées.
De la commercialisation d’un riz jerk supposément jamaïcain par le chef britannique Jamie Oliver au grimage de Madonna en Reine Berbère, en passant par l’usage de coiffes autochtones pour Halloween, les cas d’appropriation culturelle suscitent beaucoup d’émoi sur internet. Alors que certain·es pointent du doigt l’usage et l’exploitation d’éléments de cultures de peuples par ailleurs marginalisés, d’autres s’enorgueillissent de les « honorer » et défendent l’idée selon laquelle ces usages ne causent aucun tort. Le plus souvent, ces personnes ont une compréhension erronée de l’appropriation culturelle et ignorent tout ou presque de ses racines racistes et coloniales ainsi que de ses répercussions sur les personnes issues des cultures dont iels tirent profit. Souvent difficile à reconnaître ou confondue avec de simples actes d’appréciation ou d’échanges culturels, l’appropriation culturelle est une pratique répandue et banalisée qui ne date pas d’hier. Largement amplifiée par la colonisation, elle n’a néanmoins été véritablement nommée comme telle qu’à la fin du 20e siècle.
L’appropriation culturelle, qu’est-ce au juste ?
Par définition, l’appropriation culturelle implique l’usage, par des membres d’une culture dominante, d’éléments matériels ou immatériels d’une culture dominée, à des fins diverses. À la manière des colons qui ont exercé leur pouvoir pour exploiter à leur insu des groupes dominés, leurs corps, leurs terres et leurs savoirs, des personnes de groupes dominants continuent aujourd’hui de jouir, consciemment ou pas, des relents de la colonisation en utilisant librement des éléments culturels de ces mêmes peuples. Que ce soit pour des raisons esthétiques (par exemple, des personnes non-noires et non-rastafariennes portant des dreadlocks), pour se divertir (comme faire de la capoeira) ou s’enrichir (au moyen de vente ou d’exposition d’objets d’art aborigène) tous les cas d’appropriation culturelle s’inscrivent dans un contexte de domination. Comme le dit très justement la journaliste Julianne Escobedo Shepherd : « Les personnes privilégiées veulent emprunter le côté « cool » des personnes racisées privées de leurs droits, mais n’ont pas à faire face à la discrimination qui l’accompagne ».
Dans ma famille d’origine indienne, nous portons régulièrement des salwar kameez[1] ou des saris. Enfant, j’étais toujours gênée de sortir ainsi vêtue et j’espérais ne croiser personne sur le chemin entre l’appartement et la voiture. Les seuls moments où j’arborais volontiers une tenue traditionnelle indienne en public, c’était pour Mardi Gras ! J’avais si bien internalisé les regards désapprobateurs et les remarques désobligeantes sur nos tenues traditionnelles que j’en étais venue à croire que, dans l’espace public en France, celles-ci n’étaient acceptables qu’en guise de déguisement. Pourtant, quand des personnes blanches portent ces mêmes vêtements, elles ne sont ni moquées ni dénigrées ni discriminées : bien au contraire, on a plutôt tendance à les couvrir de compliments !
Qu’est-ce que la culture ? Comme l’explique l’anthropologue afro-brésilien Rodney William, pour comprendre ce qu’est l’appropriation culturelle, il convient de définir la culture. Dans son ouvrage L’appropriation culturelle, l’auteur associe les perspectives de l’anthropologue Clifford Geertz, de l’anthropologue Kanbengele Munanga et de l’artiste, académicien et homme politique Abdias Nasciemento pour définir la culture « comme un ensemble de caractéristiques humaines qui ne sont pas innées et incluent beaucoup plus que les aspects visibles, concrets. La façon de marcher, de parler, de penser ; la façon de s’habiller, de se comporter, de sentir ; la foi, la vision du monde, les relations ; les créations, les institutions et les valeurs d’un groupe ; l’art et le savoir. En bref, la culture peut être entendue sous divers angles : les idées, les croyances, les normes, les attitudes, les abstractions, les institutions, les techniques, etc. Tout cela inséré dans la culture d’un peuple, possède des significations et une histoire ». Cette dernière phrase est, à mon sens, particulièrement importante pour saisir en quoi, de manière générale, l’appropriation culturelle peut être blessante et offensante.

Comment reconnaître l’appropriation culturelle ?
Identifier les cas d’appropriation culturelle n’est pas toujours évident mais, en nous posant les bonnes questions, nous pouvons y parvenir :
- Les éléments utilisés sont-ils issus de la culture d’un peuple dominé ? Par exemple, quand une personne blanche porte un sari, elle utilise une tenue d’un peuple colonisé et oppressé. À l’inverse, quand un·e Indienne porte un jean, on ne peut pas lui reprocher d’utiliser un élément d’une culture dominée.
- L’usage de ces éléments se fait-il dans le respect des valeurs et de la symbolique que ce peuple y attache et avec son accord ? Ce n’est certainement pas le cas des coiffes autochtones utilisées comme de simples déguisements, alors qu’elles ont une signification spirituelle importante. En effet, ces coiffes fabriquées à partir de plumes choisies avec soin pour leur valeur symbolique sont généralement offertes à l’issue de cérémonies traditionnelles à des personnes ayant un statut particulier.
- La création d’objets ou la mise en place de services inspirés d’une culture dominée s’inscrit-elle dans le cadre d’une collaboration avec des membres de ces cultures ? Par exemple, pour la création de sa collection de bijoux « inspirés du monde du yoga, de l’Inde et de ses divinités », une marque de bijoux française a préféré collaborer avec une influenceuse blanche plutôt qu’avec une personne d’origine indienne.
- Cette collaboration s’articule-t-elle autour des exigences des membres de cette culture ? Si collaborer avec une personne issue de la culture mise en avant est un début, cela ne fait pas tout : encore faut-il que la marque soit véritablement à son écoute et qu’elle respecte ses souhaits et priorités.
- Ces créations sont-elles réalisées dans le respect des techniques, rituels, etc., qui les caractérisent au sein des cultures concernées ? L’acarajé, un beignet de haricots noirs, est traditionnellement utilisé comme offrande lors de rituels religieux afro-brésiliens (tel le candomblé), où il est considéré comme sacré. Il a pourtant été commercialisé par des profanes qui se sont empressé·es d’éliminer rituels et symboles y étant associés et même de modifier son nom d’origine, jusqu’à ce que l’État brésilien n’intervienne pour empêcher cette pratique.
- Ces services sont-ils proposés dans le respect des us et coutumes des cultures dont ils s’inspirent ? D’origine indienne, le yoga a été considérablement modifié en Occident sous l’effet du capitalisme et du patriarcat. Enseigné par des personnes blanches, il est souvent exploité sans reconnaissance de sa culture d’origine et avec une méconnaissance de son rôle dans le quotidien des Indien·nes.
- Les bénéfices de leur vente reviennent-ils à des personnes issues de ces cultures ? En 2020, la créatrice française Isabel Marant a sorti une collection inspirée des imprimés Purepecha, des motifs traditionnels de peuples indigènes du Mexique. Des bénéfices tirés de la vente de cette collection, ces peuples n’ont pourtant jamais vu la couleur !
Si vous avez répondu « Non » à l’une de ces sept questions, alors vous êtes face à un cas d’appropriation culturelle. On peut donc distinguer, d’une part, l’usage d’éléments empruntés à d’autres cultures s’inscrivant dans une logique de domination capitaliste et néocoloniale et, d’autre part, un usage motivé par la volonté sincère de valoriser les connaissances et les compétences de peuples dominés.

Les préjudices de l’appropriation culturelle
Les conséquences de l’appropriation culturelle sont diverses mais causent en général du tort aux membres des cultures concernées. Ainsi, suivant sa nature et son contexte, l’appropriation culturelle peut :
- Invisibiliser, marginaliser et stigmatiser les peuples dominés
- Limiter leur accès à certains contextes et sources de revenus
- Dénigrer leurs savoirs et compétences
- Déformer des éléments matériels ou immatériels de leur culture
- Les offenser, voire les humilier
- Renforcer certains stéréotypes
Par opposition, les personnes qui versent dans l’appropriation culturelle en profitent, puisqu’en s’inspirant d’éléments culturels de peuples dominés, elles améliorent leur capital culturel, social et économique et, ainsi, leur statut dans la société. In fine, l’appropriation culturelle renforce et maintient la hiérarchie raciale. Même quand des entreprises s’efforcent de collaborer avec des personnes issues de cultures dominées, il faut garder un œil critique sur leurs pratiques. En effet, d’après l’anthropologue canadienne Sandra Niessen, « recruter des autochtones pour créer des vêtements de luxe, c’est reconnaître leurs compétences mais pas leur droit à leurs propres systèmes d’habillement dans n’importe quel contexte ». Par exemple, dès lors qu’ils sont portés par des mannequins pour un défilé de la marque de luxe Gucci, les turbans sikhs deviennent des accessoires à la mode alors que les hommes sikhs qui le portent en Occident font l’objet de discriminations.
Quand l’appropriation culturelle s’immisce en cuisine
Depuis plusieurs années, les cuisines dites « du monde » ou « exotiques » ont gagné en popularité en Occident. Nous pouvons désormais déguster un pad thaï, un dahl ou encore des fallafels dans la plupart des villes européennes et au-delà, voire en acheter des versions surgelées ou les réaliser nous-mêmes grâce aux nombreuses recettes à notre portée. Or, si la popularité de ces plats d’ailleurs est aujourd’hui indéniable, cela n’a pas toujours été le cas. Ainsi, quand ma famille s’est installée en France à la fin des années 70 et que mon oncle proposait des spécialités indiennes, comme les samossas, à la vente sur les marchés, on le regardait, lui et ses préparations, avec dégoût, mépris et dédain. À tel point qu’il a fini par se former à l’art des pizzas… Celles-ci se vendirent mieux, mais, aux yeux de beaucoup, un Indien qui préparait des spécialités italiennes n’était toujours pas « à sa place »… À la fin des années 90, l’une de ses filles a ouvert un restaurant indien à Grenoble : preuve qu’en quelques décennies la place des cuisines d’Asie et d’ailleurs a beaucoup évolué en France. D’ailleurs, je me réjouis de ce tournant et de l’intérêt grandissant pour les techniques, les ingrédients et les plats qui caractérisent les cultures de peuples minorisés à travers le monde.
Malgré tout, la manière dont ces cuisines sont célébrées et mises en avant me laisse souvent un goût amer… La cuisine est pourtant une belle porte d’entrée pour s’ouvrir à d’autres cultures, d’autres modes de vie et de pensée. En s’intéressant à différentes manières de se nourrir, on s’instruit par exemple sur la culture de plantes endémiques de contrées variées, sur des techniques de préparation adaptées à d’autres environnements ou encore sur des traditions culinaires influencées par divers climats et croyances. Derrière chaque plat, il y a tout un processus de création et une histoire, tout un peuple et son savoir. Or, force est de constater que quand un chef sans origine maghrébine met un couscous au menu de son petit resto bio ou qu’une créatrice culinaire blanche propose une recette de dahl sur son blog, iels ne s’intéressent généralement guère à la source, à l’authenticité et à la signification de ces recettes, sans parler du devenir des peuples dominés sans lesquels ces mets ne seraient jamais arrivés jusqu’à nous. Ces pratiques sont tellement banalisées qu’elles ne sont que rarement questionnées et leur impact encore moins.

Au restaurant : « Vous reprendrez bien un peu de racisme ? »
En 2019, Arielle Haspel, une coach étasunienne sans origine asiatique ouvre un restaurant chinois à New York. Du décor au menu en passant par le nom Lucky Lee’s, tout est pensé pour correspondre aux normes stéréotypées des restaurants chinois, à un détail près : contrairement aux restaurants chinois classiques, le restaurant d’Arielle Haspel sera « propre », et sa cuisine ni trop grasse, ni trop salée, mais saine et digeste… Autant de préjugés racistes qui nuisent à la réputation de la restauration chinoise et dont Mme Haspel s’est servie pour ériger son restaurant à un niveau « supérieur ». Face à la colère suscitée par son approche marketing, la restauratrice s’est défendue : en affirmant que ses intentions n’étaient pas mauvaises, elle n’avait d’ailleurs rien contre la communauté chinoise, mais simplement pour objectif de compléter « une cuisine incroyablement importante, d’une manière qui répondrait aux besoins des personnes ayant certains régimes alimentaires ».
Comme dans de nombreux cas d’appropriation culturelle — et de discrimination de manière plus générale — Arielle Haspel s’est d’emblée défendue : puisque ses intentions étaient bonnes, ses propos ne pouvaient être racistes, n’est-ce pas ? En réalité, qu’importe les intentions quand le mal est fait. Sachons faire preuve d’humilité et reconnaître que, malgré nos « bonnes intentions », nous avons pu causer du tort à quelqu’un·e. Par ailleurs, Mme Haspel brandit une autre excuse récurrente parmi les personnes accusées de faire de l’appropriation culturelle : en mettant en avant une cuisine qu’elle considère « importante », la fondatrice de Lucky Lee’s se targue de « faire honneur » à la culture chinoise. Or, les peuples minorisés sont tout à fait capables d’honorer leurs cultures eux-mêmes ; ce qu’ils attendent d’autrui, c’est simplement du respect pour celles-ci.
Au-delà de ses propos racistes, c’est toute la démarche de Mme Haspel qui pose question : pourquoi cette femme blanche a-t-elle décidé d’ouvrir un restaurant pour servir une cuisine lui étant étrangère ? Pourquoi n’a-t-elle pas collaboré avec des personnes d’origine chinoise pour la réalisation de son projet ? À qui reviennent les bénéfices issus de l’exploitation d’une cuisine d’un peuple pourtant hautement stigmatisé à travers les États-Unis ? Rappelons le nombre d’actes racistes anti-Asiatiques qui ont accompagné la première vague de Covid dans le monde…
Valoriser les cuisines de peuples minorisés dans la restauration sans verser dans l’appropriation culturelle
En règle générale, mieux vaut manger thaïlandais, sri lankais ou libanais dans des restaurants fondés par des personnes issues de ces cultures. Pour les restaurateurices blanc.hes qui voudraient éviter les écueils de l’appropriation culturelle, voici une petite liste de propositions à mettre en place :
- Avoir des liens avec des personnes issues de ces cultures et un intérêt sincère pour elles en tant que personnes, et non juste pour leur cuisine.
- Avoir une connaissance générale de ce qui, au-delà de leur cuisine, caractérise leur culture et leur réalité en tant que peuple dominé.
- Agir en tant qu’allié·e et être attentif·ves aux discriminations à leur égard et à leurs revendications.
- Collaborer avec elles dans la réalisation du menu ou d’un plat, afin de s’assurer de respecter les techniques et symboliques qui caractérisent leurs cuisines.
- Embaucher du personnel issu de leurs cultures.

Et sur la Toile ?
Nous avons désormais accès à des dizaines de milliers de recettes de « currys », de « houmous » ou encore de « nems » réalisées par des personnes sans lien direct avec les cultures dont sont issues ces recettes. À titre personnel, j’éprouve souvent une certaine crispation face aux recettes indiennes qu’on trouve en ligne : pas de source, aucun respect des techniques de base et un intitulé réducteur ou qui n’a finalement rien à voir avec le plat proposé.
Prenons l’exemple du dal : dans l’imaginaire collectif occidental, il s’agit d’un plat mijoté à base de entilles corail, tomates concassées, lait de coco et d’épices variées. Or, en Inde, le dahl est un plat réalisé à partir d’une grande diversité de légumineuses, peu de tomates et encore moins du lait de coco ! Les dahls se cuisinent en plusieurs étapes, avec la cuisson des légumineuses d’un côté et de la base de l’autre, avant de les mélanger et d’ajouter un takda – épices entières grillées dans de l’huile – en début et/ou en fin de cuisson. En réalité, ces plats que la plupart des créateurices culinaires blanc·hes appellent « dahls » devraient s’intituler « mijotés de lentilles » – ce qui serait un peu moins attrayant et vendeur…
Je pourrais en dire autant des recettes de « palak paneer », de « currys » divers et variés qui démontrent une réelle méconnaissance des ingrédients et techniques de préparation et de cuisson de ces plats. Prenez un plat de pommes de terre bouillies, ajoutez-y de la crème et une pincée de muscade : c’est un gratin dauphinois, selon vous?… Cela paraît grotesque et, pourtant, cela reflète bien le degré de déformation de certaines recettes indiennes par des personnes qui ne connaissent pas grand-chose à cette cuisine.
Le problème est que, non content de les dénaturer, ce genre de pratique participe à la déformation, dans l’imaginaire collectif, de ce que sont certains plats. Le jour où vous dégusterez un dahl, un palak paneer ou un korma cuisinés par une personne d’origine indienne, il se peut que vous soyez surpris.e ou même déçu.e ! Il ne s’agit pas seulement d’authenticité, ni même de chercher à « figer » certaines traditions culinaires : comme tout élément culturel, les cuisines des peuples minorisés sont en constante évolution. Néanmoins, les bases sur lesquelles reposent l’essence, la particularité et la richesse de certains plats sont immuables et, comme le rappelle Rodney William, elles sont des marqueurs importants de l’identité d’un peuple.
Par ailleurs, les intitulés type « riz indien », « sauce indienne » ou encore « curry indien » sont également très réducteurs. Remplacez « indien·ne » par « français·e » et voyez vous-même ! Ils démontrent surtout une méconnaissance de la diversité des cuisines indiennes et un désintérêt pour ses subtilités. À l’heure où les « cuisines du monde » connaissent un succès populaire important, ajouter « indien » à n’importe quelle recette à base d’épices n’est pourtant pas anodin, puisque cela leur assurera une meilleure visibilité sur la toile…
Ce que l’on peut retenir, c’est que les créateurices culinaires qui partagent leurs recettes sur Internet, les réseaux sociaux et dans leurs livres jouent un grand rôle dans la banalisation de l’appropriation culturelle. Le simple fait de voir des personnes blanches partager à tout-va des recettes de cultures minorisées donne l’impression que c’est une pratique tout à fait acceptable, ce qui encourage d’autres personnes à faire de même. Par ailleurs, en partageant des recettes de cultures minorisées, à une époque où celles-ci sont particulièrement appréciées, ces créateurices gagnent en visibilité, en popularité, en argent (partenariats, vente d’ebooks ou de livres) et en capital symbolique. Pendant ce temps, les personnes issues de ces cultures continuent de voir leurs savoirs et compétences invisibilisés et de ne tirer aucun profit de l’exploitation de leur culture par d’autres. Il suffit d’observer le rayon culinaire des librairies pour constater que, bien souvent, les droits d’auteur·rices de livres de « cuisines du monde » reviennent à des personnes blanches.

Quelques pistes pour éviter les écueils de l’appropriation culturelle dans le domaine de la création culinaire :
- Demandez-vous ce qui vous motive à partager une recette d’une culture dominée : avez-vous un intérêt sincère pour cette culture et son peuple ou bien voguez-vous sur une tendance ?
- Collaborez avec une personne issue de la culture dont est tirée la recette que vous souhaitez mettre en avant.
- Citez les sources des recettes dont vous vous servez pour créer votre propre version de plats traditionnels et assurez-vous d’utiliser des sources fiables afin de ne pas perpétuer la déformation de ces recettes.
- Remettez chaque recette dans son contexte culturel et partagez toute information nécessaire à la compréhension de l’essence de ce plat et de sa signification au sein de sa culture d’origine.
- Ne vous positionnez pas en tant qu’expert·e lorsque vous proposez une recette issue d’une culture qui n’est pas la vôtre.
- Utilisez des intitulés adaptés pour chaque recette.
- Enfin, n’hésitez pas à modifier votre titre lorsque vous avez adapté une recette (cessons de tromper sur la marchandise !) et identifiez bien le plat et la culture dont vous vous êtes inspiré·e.
Consommateurices, quelles sont nos responsabilités ?
En tant que consommateurices de cuisines de peuples minorisés, il est essentiel de remettre nos pratiques en question. Si réaliser et déguster chez soi les plats d’autres cultures que la nôtre est rarement synonyme d’appropriation culturelle, nos choix peuvent pourtant soutenir, directement ou non, des actes d’appropriation culturelle. Afin d’éviter cela, nous pouvons :
- Manger dans des restaurants de personnes issues de cultures minorisées.
- Préférer, pour l’achat d’ingrédients spécifiques, des épiceries ou marques fondées par des personnes issues de ces cultures.
- Se procurer des livres de cuisine écrits par des personnes ayant un lien intime avec la/les cultures en question.
- Cesser d’encenser sur Internet les recettes issues de cultures minorisées réalisées par des personnes de groupes dominants [2] et demander d’où viennent leurs recettes lorsqu’il n’y a aucune collaboration ou source évidentes.
- Consulter les blogs et réseaux sociaux de personnes originaires des pays dont la cuisine vous intéresse (utiliser des outils de traduction si besoin est).
- Aller à la rencontre de personnes issues des cultures (via des associations et les réseaux sociaux, par exemple) pour apprendre à cuisiner à leurs côtés (et s’intéresser à elles autant qu’à leur cuisine !).
- Se renseigner sur la symbolique d’un plat afin de le consommer dans le respect des us et coutumes dont il est issu.
De l’inspiration à l’appropriation, il n’y a qu’un pas
La cuisine offre une infinité de possibilités et ce d’autant plus lorsqu’on s’intéresse aux ingrédients, techniques ou méthodes de cuisson par-delà les frontières. Au fil des siècles, les cuisines et leurs caractéristiques culturelles ont évolué avec la colonisation, la migration, l’importation de nouveaux ingrédients, le développement de nouvelles techniques de conservation, de cuisson, etc. Beaucoup de peuples se sont inspirés et s’inspirent encore de la cuisine des un·es et des autres, pour le plus grand bonheur de nos papilles.
Néanmoins, de l’inspiration à l’appropriation, il n’y a qu’un pas et il est essentiel de nous rappeler que notre accès à une multitude d’ingrédients et de recettes de contrées lointaines est intimement lié à la colonisation. Une chose est sûre : en exploitant, à des fins économiques et personnelles, les savoirs, compétences et recettes de peuples minorisés sans que ceux-ci n’en tirent profit, nous continuons de jouir des privilèges de la colonisation.
[1] Tenue traditionnelle indienne composée d’une tunique, d’un pantalon et d’un large foulard.
[2] Notez que nombre d’influenceureuses/créateurices culinaires à succès partagent énormément de recettes de cultures minorisées qui ne sont pas les leurs… Notez également combien iels sont encensées pour leur « talent » et leur « créativité » et que jamais quiconque ne se demande d’où iels peuvent bien sortir leurs recettes.

RÉFÉRENCES
- L’appropriation culturelle, Rodney William (Anaconda Editions, 2020)
- « Chola style – the latest cultural appropriation crime? » – The Guardian, 15/08/2014
- « Behind First Nations Headdresses: What you should know » – CBC News, 26/03/2016
- « Ce que les turbans sikhs du défilé Gucci nous disent de l’appropriation culturelle » – Les Inrockutiples, 07/03/2018
- « Jamie Oliver’s Jerk Rice accused of cultural appropriation » – BBC News, 21/08/2018
- « Madonna’s VMA outfit: appropriation of the Berber culture? » – The National News, 22/08/2018
- « A white restaurateur Advertised « clean” Chinese Food. Chinese Americans had something to say about it » – The New York Times, 04/12/2019
- « Isabel Marant accusée par le Mexique d’utiliser des dessins indigènes pour sa collection automne-hiver 2020 » – France Info, 05/11/2020
- « Appropriation culturelle : comment la définir et pourquoi s’en préoccuper ? » – BBC News, 04/06/2022
- « Bijoux éthiques, yoga, divinités indiennes et appropriation culturelle » – Échos verts, 24/09/2022
Pour aller plus loin :





Bonjour, je n’ai pas encore tout lu de ton article, mais je viens y mettre un commentaire avant d’oublier :
Au Québec, où je vis, le terme « amérindiens » est très mal vu.
Le terme correct pour désigner les peuples présents en Amérique avant les Européens sont les peuples AUTOCHTONES.
Les autres termes ne sont pas respectueux (indiens ou amériendiens).
Je pense que cette distinction va dans l’esprit de la rédaction de cet article.
Bonne journée
Bonjour Isabelle,
Je reconnais mon erreur inexcusable puisque je sais que ce terme colonial est complètement inadéquate.
Merci de l’avoir signalée, c’est corrigé.
Bonne journée.
Merci pour ces éclaircissements qui donnent effectivement matière à réflexion et introspection.
Merci d’avoir pris le temps de lire l’article, Claudine.
Merci pour cet article riche, documenté, bien écrit et surtout très instructif. Cela fait à peine quelques années que j’ai appris ce qu’était l’appropriation culturelle. J’en avais intuitivement un idée mais sans me rendre compte à quel point c’est présent et impactant. En repensant à certains moments passés, je me rends compte à quel point on a été complètement à côté de la plaque parfois (pas toujours mais bon..). Bref, humilité et vigilance s’imposent..Je n’ai jamais compris pourquoi tant de gens préferaient la salade de semoule en barquette style Pierre « Hirondelle » au taboulé vendu sur les marchés et faits par des personnes originaires du Moyen Orient. Et même si mon palais avait préféré la première, je suis toujours effarée de voir comment on peut donner le même nom à deux préparations aussi différentes. Ce n’est qu’un petit aspect du sujet mais ça révèle déjà un manque de respect énorme. J’ai très certainement contribué à cela par le passé, d’où un besoin constant de vigilance.
Merci beaucoup pour ton commentaire, Isabelle.
« Humilité et vigilance s’imposent »… Je suis complètement de cet avis. Nous vivons dans une société où de tels acts sont banalisés et leurs conséquences minimisées/dénigrées… Alors prendre conscience du problème et de ses conséquences exige donc de pouvoir prendre du recul et se remettre en question… Et je dois passer par là aussi : l’appropriation culturelle imprègne tellement d’aspects que même en temps que personne racisée sensibilisée au problème, en vivant dans une société capitaliste, raciste et néo-colonialiste, je ne suis jamais à l’abri de soutenir involontairement des actes d’appropriation culturelle.
Article extrêmement intéressant, et qui m’interpelle en tant que consommatrice. Et qui me conforte quand je vois certains s’exprimer dans ma culture avec aisance, alors que j’éprouve de la crispation.
Article proposé par instagrameuse proposant de la cuisine végane : HealthyAlie (si je ne trompe pas sur l’orthographe).
J’imagine bien cette crispation dont tu parles et que je ressens si souvent également quand je vois la manière dont des aspects de la culture indienne sont appropriés, déformés, dénaturés…
Je suis heureuse qu’Alie ait souhaité faire découvrir cet article à sa communauté 🙂
Bonjour Natasha,
Merci d’avoir mis cet article en accès qui j’espère fera bouger les choses. Il m’avait beaucoup remué à sa sortie et je t’avais demandé comment dire à une blogueuse que je suis, sans la blesser lui parler d’appropriation culturelle dans certaines de ces recettes. Il serait bien aussi que certaines maisons d’éditions culinaires ne l’encouragent pas. Je reste toujours dans ce questionnement mais je fais plus attention dans mes achats et mon point de vue sur le sujet a depuis été décentrée et pas que sur la cuisine, alors qu’il était avant malheureusement quasi un non sujet.
Je te souhaite une bonne semaine.
Bonjour Christel,
J’avais trouvé ta démarche pleine de bon sens. Et en même temps, je sais combien c’est délicat, surtout en ligne.
Mais tant que les abonné·es continueront de liker et partager des contenus réalisés grâce à l’appropriation culturelle, RIEN ne changera. Ces influenceureuses continueront de développer ces pratiques, d’augmenter leur nombre d’abonné·es, de signer de nouveaux contrats, etc. Et je suis de ton avis : les maisons d’édition font également partie du problème. Pas plus tard qu’hier, je suis tombée sur le sommaire de livres de deux influenceuses culinaires blanches sans lien aucun avec les (nombreuses) cultures dont elles partagent les (nombreuses) recettes et j’ai ressenti une colère immense… Je n’ai personnellement pas la force de confronter les gens en ligne en ce moment (mon travail de militantisme anti-racisme au lycée me coûte déjà beaucoup donc je dois choisir quand et à quoi réagir afin de préserver suffisamment d’énergie et de force émotionnelle pour lutter au travail…) mais j’espère que nous pourrons compter sur nos allié·es pour commencer à élever leur voix à ce sujet. En attendant; moi je me suis désabonnée de nombre comptes IG et je me suis débarrassée de nombre de livres… Bonne suite de semaine à toi.
Merci pour cet éclairage complet Natasha
Avec plaisir !
J’avais déjà lu ce sujet dans le numéro de Cardamome & Curcuma et depuis, j’essaie de faire attention à ça au quotidien (j’ai déjà repris mon mari plusieurs fois quand il disait vouloir manger un « curry » – c’est anecdotique, évidemment, mais il faut bien commencer quelque part j’imagine ?). En tous les cas, encore une fois un article extrêmement bien écrit et documenté, merci beaucoup !
Cela peut paraître anecdotique et pourtant, quand on connaît les origines coloniales de ce mot et qu’on voit comment son usage est banalisé en Occident, corriger cet usage n’est pas anodin. Je ne supporte plus qu’on parle de currys pour désigner n’importe quel plat indien et je déplore que même des personnes d’origine indienne l’utilisent pour faciliter la compréhension des non-indiens… Alors merci d’éveiller les consciences autour de toi sur la (non) signification de ce mot !
Bonjour.
Merci pour cet article très complet et documenté. C’est grâce à vous que j’ai été sensibilisée à l’appropriation culturelle. J’essaie depuis d’être vigilante en tant que « consommatrice » mais il est vrai que c’est tellement banalisé que si on n’y prend pas garde on ne voit même plus le problème. Il est bon d’avoir quelques piqûres de rappel de temps en temps. J’avoue ne pas avoir le courage de pointer le problème quand je le vois, surtout en ligne où les réactions ne sont pas toujours des plus mesurées. Mais déjà je me dit qu’en être consciente (et ne pas soutenir) est un petit début. Pour finir sur une note un peu positive côté culinaire, ce n’est pas grand chose mais cela me fait très plaisir : je constate que sur le marché de la petite ville d’où je suis originaire, il y a de plus en plus de vendeurs de nourriture à emporter qui proposent des plats de leur cuisine traditionnelle : turque, syrienne et d’autres que j’oublie ! Et pour le coup, ce ne sont pas des blancs qui proposent des plats « inspirés » de ces cuisines sans se poser de question. Je pense que ça va dans le bon sens, surtout dans une zone plutôt rurale où malheureusement l’acceptation de la diversité ne coule pas vraiment de source. J’espère que je ne fais pas fausse route.
Mon commentaire est un peu long mais c’est difficile de s’exprimer brièvement sur ce sujet si complexe je trouve 😅
Très bonne continuation
Bonjour Christel,
En effet, prendre conscience de la problématique et cesser de soutenir des actes d’appropriation culturelle est un premier pas très important !
J’aurais tant aimé que mon oncle et ma tante connaissent l’accueil qu’on réserve désormais aux cuisines de cultures minorisées sur les marchés et au-delà… Mais leur fille a pris leur revanche 🙂
J’ai moi aussi beaucoup aimé cet article dans Cardamone & Curcuma et j’ai eu beaucoup de plaisir à le relire.
Je suis maintenant moins à l’aise dans mes cours de yoga .. je vois l’appropriation sans cesse..
C’est vrai que quand on comprend ce qu’est l’appropriation culturelle, on commence à en trouver des exemples tous les jours ou presque !
Bonjour,
Merci pour cet article, toujours aussi intéressant qu’à la première lecture dans ton webzine.
Je dois dire que ce sujet de l’appropriation culturelle que j’ai quasi découvert grâce à toi (avec une certaine honte de mon ignorance) m’accompagne depuis et me remue toujours autant : qu’est ce qu’il est difficile de se remettre en question et encore plus d’en discuter avec des personnes encore moins sensibilisées… alors merci !
Bonjour Mathilde,
Je comprends ton sentiment de honte et en même temps, l’appropriation culturelle est un sujet absent d’une éducation standard et rarement abordé dans les médias… Difficile d’être sensibilisé·e à une problématique qui est si largement ignorée par la société.
En effet, ce n’est pas évident de se confronter à son rôle dans la perpétuation de l’appropriation culturelle, mais au moins tu le fais, plutôt que d’être sur la défensive comme la plupart des personnes concernées et absolument pas prêtes à remettre leurs privilèges en question…
Merci pour cet article ! C’est effectivement un sujet si peu abordé… et dont j’ai encore beaucoup de mal à saisir l’ampleur.
Je pense que l’article sur le « jerk rice » va venir enrichir la séquence « You are what you eat – To what extent is food part of our identity? » que je fais avec mes classes de Première. On verra comment les élèves réagissent !
Oh, c’est génial que tu puisses aborder ce sujet avec tes élèves ! Quelle matière enseignes-tu ?
Pour répondre à ta question, c’est toi qui m’y as sensibilisée ! Et comme pour beaucoup d’autres (tous les commentaires déjà publiés en fait…), c’est un sujet sur lequel je n’avais absolument aucune connaissance avant. Comme je l’ai déjà dit, vivre à la capitale minimise un peu la chose, car beaucoup de cuisines ethniques (on a le droit de le dire ? je sais plus, à force…) sont faites par les personnes concernées. Mais c’est sûr que je repère maintenant quand même certains abus et que je boycotte, bien sûr !
Pas tout à fait dans le même registre, mais un peu quand même, je te conseille la lecture de Pour que chantent les montagnes de Nguyên Phan Qué Mai (déjà, rien que les signes diacritiques, ce ne sont pas les bons…). Ça ne parle pas du tout d’appropriation culturelle, ce n’est pas là que je veux en venir, c’est que parfois, les romans historiques ne sont pas écrits par les personnes de la culture qu’ils décrivent. Ce n’est pas le cas ici et attention, personnes sensibles s’abstenir, mais ce roman m’a vraiment touchée et on sent toute la beauté de ce pays qui s’est fait envahir de partout (notamment par les bons Français que nous sommes), qui s’est fait totalement écraser et pourtant, comme dit dans le résumé : Un hymne intime à la résilience des peuples ravagés par la guerre et la mort.
Je m’égare, désolée…
Belle rentrée à tous !
Merci beaucoup pour ta recommandation de lecture, Carole. Je trouve le titre superbe et l’ai ajouté à ma wishlist pour Noël. J’ai malheureusement beaucoup ralenti mon rythme de lecture depuis 1-2 ans mais j’espère retrouver la concentration et l’énergie nécessaires à ce plaisir.
Pour parler de cuisines non-françaises, je préfère parler de cuisines « étrangères » (à défaut d’un autre terme…). Le terme ethnique a une connotation exotisante pour moi et renforce le fossé entre les cultures étrangères occidentales et non-occidentales, puisque quand on parle de cuisine ethnique, je doute qu’on pense aux spécialités norvégiennes ou encore anglaises, mais plutôt aux cuisines de pays au-delà de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Pourtant, d’un point de vue français, ce sont toutes des cuisines étrangères, d’ethnies et/ou de cultures différentes. Il s’agit-là de mon point de vue personnel très résumé et je serais curieuse de savoir ce que d’autres en pense, ce que d’autres associent au mot « ethnie »…
+1 pour la recommandation de ce livre.
Je l’ai adoré, je l’ai trouvé sublime. Mes parents étant d’origine vietnamienne, mais le sujet du vietnam encore tabou, j’y ai beaucoup appris. J’ai lu également un autre roman de la même autrice (Pour que fleurissent les cendres il me semble), et même si la lecture était agréable, je m’y suis beaucoup moins reconnue au niveau des personnages
Bonne journée 🙂